Contribution d‘Henry Zisly à l’Encyclopédie Anarchiste (1934) de Sébastien Faure
Le naturianisme prit naissance à Paris, en 1894, sur l’initiative hardie du peintre dessinateur Émile Gravelle, philosophe et sociologue à sa façon, par la publication de son journal illustré, orné de dessins suggestifs, portant ce titre : « L’État naturel – et la part du prolétaire dans la civilisation ». Ce journal fut l’objet d’une certaine curiosité à l’époque et, en même temps, vertement critiqué par des journalistes de toutes opinions ; il donna lieu, par la suite, à de nombreuses polémiques, notamment dans la presse anarchiste d’Europe et d’Amérique Nord et Sud, car cette nouvelle conception de l’existence des individus venait renverser complètement des théories établies, des doctrines assises, des thèses définitivement stabilisées.
Que demandaient, que réclamaient les partisans du retour à l’état naturel de la Terre, à la vie naturelle, et non pas du retour de l’humanité à l’état primitif, comme l’affirmaient ou l’insinuaient certains adversaires déloyaux ou incompréhensifs ? Dans « L’État Naturel » (n°1, juillet 1894), Émile Gravelle supposait l’homme primitif, heureux de vivre en liberté, en abondance alimentaire, en robustesse, mis en présence de quatre civilisés-types, leur manifestant sa stupéfaction de les voir si grotesques et délabrés, et leur disant :
» Au mineur : Pourquoi ces traces noires sur ton visage blême, cette maigreur et cet affaissement de tout ton être ? – Réponse : Je passe ma vie dans les entrailles de la terre, à 150 mètres au-dessous du sol pour extraire le noir charbon qui sert à l’industrie. Je respire là une atmosphère d’acide carbonique et sulfurique ; je gagne juste de quoi vivre misérablement et un coup de grisou termine mon existence.
» A l’ouvrier : Et toi, l’homme au visage livide, pourquoi n’as-tu dents ni cheveux ? Réponse : Moi, j’avais encore dents et cheveux il y a un an lorsque, me trouvant sans travail, je suis entré dans une fabrique de minium, de ce minium indispensable pour protéger le fer de la rouille. Pendant six semaines, j’ai manipulé le mercure qui est la base de cette substance et cela a suffi pour carier mes os et corrompre mon sang. On m’a donné, en échange, quarante sous par jour de travail.
» A l’ homme des champs : Pourquoi parais-tu si cassé, si fatigué et pourquoi tes mains sont-elles rugueuses et crevassées ? – Réponse : Ma vie est rude. Toujours courbé sur la terre, je défriche, je laboure, je sème et je moissonne. Je donne au monde le froment qui fait le pain blanc, mais de ce pain je ne mange jamais. Le mien est noir, c’est le pain de seigle. Je vends ce que je récolte, car il faut payer l’impôt.
» A l’employé : Comment se fait-il qu’avec des membres aussi grêles, tu aies le visage si bouffi et le ventre si ballonné ? – Réponse : Mon existence tient sur un rond de cuir. Toujours assis, ma main seule agit, mes autres membres ne prennent aucun exercice. Je suis envahi par la graisse malsaine et la bile que secrète mon foie devenu monstrueux dans cette inaction.
» Puis cet homme primitif concluait ses questions par cette affligeante réponse, remplie de surprise : « Eh bien ! mes petits-enfants, si c’est là ce que vous donne le Progrès … ! »
Somme toute, sur quels fondements reposait cette nouvelle méthode de vivre d’après la nature elle-même ? Sur quelles données scientifiques ou naturelles s’appuyait cette conception d’un âge d’or que ses partisans cherchaient ardemment à faire revivre en admettant qu’il eût jamais existé ? Tout simplement sur celles-ci, rédigées sous ce titre : « Notre Base » et parues dans « L’État naturel » de juillet 1897 :
« A l’état naturel, toutes les régions fertiles de la terre possédant une flore et une faune originaires, abondantes et variées, et la statistique ayant établi le chiffre de superficie et de population des pays connus, nous affirmons : que la misère n’est pas d’ordre fatal ; que la seule production naturelle du sol établit l’abondance ; que la santé est la condition assurée de la vie ; que les maux physiques (épidémies, infirmités et difformités) sont l’œuvre de la civilisation ; que les fléaux, dits naturels (avalanches, éboulements, inondations, sécheresse) sont la conséquence des atteintes portée par l’homme à la nature ; qu’il n’y a pas d’intempéries, mais des mouvements atmosphériques tous favorables ; que la science n’est que présomption ; que la création de l’artificiel a déterminé le sentiment de propriété ; que le commerce ou spéculation sur l’artificiel a engendré l’intérêt, dépravé l’individu et OUVERT LA LUTTE ; que le Progrès matériel est le fruit de l’esclavage ; que les institutions et conditions sociales sont en antagonisme avec les lois de la physiologie humaine ; que la prostitution n’existe pas dans l’état naturel ; qu’il n’y a ni bons ni mauvais instincts chez l’homme, mais simplement contrariété ou satisfaction des instincts ; que l’Humanité recherche le bonheur, c’est-à-dire l’Harmonie et que l’harmonie pour l’humanité réside en la nature. »
Ces déclarations étaient signées par les « Naturiens propagandistes », notamment Émile Gravelle, H. Beaulieu, Paul Paillette, H. Zisly, Spirus-Gay, etc. Suit, dans ce même numéro, une « démonstration » de chacune de ces affirmations qu’il serait trop long de reproduire ici, la place nous étant limitée.
L’apparition de « L’État naturel », suivie d’autres publications, donna naissance à divers « groupes naturiens », tant à Paris qu’en province, dont l’existence fut plus ou moins éphémère, lesquels cependant engendrèrent une certaine agitation naturienne ; il fut même, un moment, question de réaliser l’idéal naturien sous la forme d’une colonie en France, un propriétaire du Cantal ayant fait le don d’un terrain favorable à ce dessein ; mais, par la suite, le dit propriétaire étant revenu sur sa parole, ce projet fut abandonné.
A l’heure actuelle, ce mouvement de vie simple, conforme aux lois naturelles, continue d’avoir des partisans ainsi que des propagandistes qui, de 1921 à 1925, se retrouvèrent aux côtés de Henry Le Fèvre qui dirigea, pendant ces quelques années, la revue éclectique des conceptions naturiennes et néo-naturiennes, revue titrée : « Le Néo-Naturien ». Depuis cette époque, le siège de cette revue (Les Versennes, à Parthenay, Deux Sèvres) a été édifié en un centre d’études et d’expériences néo-naturiennes et naturocratiques, possédant de nombreux documents importants en vue de l’analyse de toutes ces questions.
Maintenant, il se pourrait fort bien que les concepts modernes de tendance à un retour à la nature : Végétalisme, nudisme, naturisme, fussent issus des premières manifestations naturiennes, les naturiens faisant figure de pionniers, de précurseurs.
N’oublions pas, non plus, d’ajouter que les naturiens étaient – et sont toujours – au point de vue alimentaire, des omnivores, et plutôt végétariens durant la saison estivale.
BlBLIOGRAPHIE. – Des journaux : L’État naturel, Émile Gravelle, plusieurs numéros, 1894-98 ; Le Sauvage, du même (1898), tous deux illustrés. – Le Naturien, Honoré Bigot, plusieurs numéros, 1898. – L’Age d’or, Alfr. Marné, 1900. – L’ordre naturel 1905 Henri Zislv. – Des brochures : En conquête vers l’état naturel, Henri Zisly (1899). ; Voyage au beau pays de Naturie, Henri Zisly (1900) ; La conception libertaire naturienne, Henri Beylie et Henri Zisly (1901). – Le naturisme libertaire devant la civilisation, Tchandala (1903). – Rapport le mouvement naturien, Henri Zisly (1901). – Aux « Artistes » naturiens, Em. Gravelle. – La Vie naturelle, Octave Guidu (1908). – Résumé du naturisme libertaire, Henri Zisly (1907), en langue tchèque, à Prague, Bohême. – Divers feuillets de Paul Paillette : Les Enfants de la Nature ; Ce que pense un enfant de la nature ; Normalement, etc … – La conception du naturisme libertaire, Henri Zisly, (1919) à Alexandrie (Egypte). – Naturisme pratique dans la civilisation, Henri Zisly (1928) ; Panoramas célestes, Henri Zisly (1929).
Des revues : La vie naturelle, dirigée par Henri Zisly depuis 1907, en cours de publication. – Le néo-naturien, sous la direction de Henry Le Fèvre, importante revue de documents mondiaux, 1921 à 1925, à Parthenay (Deux.Sèvres). – Un volume : Civilisation et naturianisme, par Auguste Trousset (1905).
Terminons en disant que le terme « Naturien » fut créé par Ém. Gravelle.
Henri ZISLY